Lettre de Pauline Frère écrite à sa mère en 1945 (CERD.2023.7.D.001)

« Ma chère Maman. C’est dimanche dernier. Jour de Pentecôte et 2e anniversaire de notre arrestation que j’ai appris l’affreuse nouvelle de la mort de mon Grand aimé. La compagne qui s’est chargée de m’apporter la nouvelle m’a dit qu’il avait été fusillé par les Allemands. Je ne sais rien de plus, ni la date ni le lieu. »

Ces mots sont ceux de Pauline Frère (1894-1989), elle les écrit le 25 mai 1945 à l’attention de sa mère, depuis la Suède, où elle se trouve depuis sa libération du camp de Ravensbrück. Quelques jours avant, elle venait d’apprendre la mort de son époux, le général Aubert Frère (1881-1944), survenue le 14 juin 1944 au Konzentrationslager (KL) Natzweiler.

Ce document a pu entrer dans les collections du Centre européen du résistant déporté, grâce à une donation réalisée par Brigitte Legrand, petite-nièce et filleule de Pauline Frère. Les dons d’objets et de documents sont très importants, car ils permettent d’enrichir les collections et d’offrir à des héritages familiaux des conditions optimales de conservation.

Le général Frère, déporté NN à Natzweiler
Aubert Frère est né le 21 août 1881 à Grévillers (Pas-de-Calais). Il entre à l’école militaire de Saint-Cyr à 19 ans. Le 5 mai 1914, il épouse Pauline Legrand. Durant la Première Guerre mondiale, il se fait remarquer maintes fois, il sera blessé au combat à trois reprises. Il sera notamment décoré de la Croix de Guerre avec 5 palmes, 2 étoiles de vermeil, 1 étoile de bronze. Déjà décoré de la Légion d’honneur au rang d’officier en 1916, il est promu commandeur en 1918, puis élevé à la dignité de grand officier en 1935. En 1939, il est nommé gouverneur militaire de Strasbourg. Après l’invasion allemande, il est nommé le 17 mai 1940 à la tête de la VIIe Armée. Cette nomination en fait le supérieur de Charles de Gaulle et du général Charles Delestraint. Suite à l’Armistice de juin 1940, il reste dans l’Armée et est nommé gouverneur militaire de Lyon.

A la suite de l’invasion de la zone sud en novembre 1942, il prend la tête de l’ORA, l’Organisation de résistance de l’Armée. Il est arrêté le 16 juin 1943 à Royat, dans le Puy-de-Dôme, avec son épouse Pauline. Il sera d’abord emprisonné à Clermont-Ferrand, puis à Fresnes, d’où il partira le 4 mai 1944. Le 5, il arrive au KL Natzweiler en tant que déporté Nacht und Nebel (NN ; Nuit et brouillard), sous le matricule 13 846. Il y retrouvera d’ailleurs le général Delestraint, lui aussi déporté NN. Il meurt de maladie et d’épuisement le 14 juin 1944. Le général Pierre Olleris, déporté NN arrivé dans le même convoi que le général Frère, tente d’obtenir que le corps de celui-ci ne soit pas incinéré, ou à défaut que ses cendres ne soient pas dispersées. Cette tentative restera vaine et les cendres du général Frère reposent aujourd’hui au sein de la fosse aux cendres, avec celles de milliers d’autres déportés morts à Natzweiler.

                                                                                                                                                                                                                                                                                    
Portrait du général Aubert Frère (collections CERD).

Pauline Frère, au service de la mémoire de son époux et des déportés
Pauline Frère, née Legrand, a vu le jour à Arras, le 13 avril 1894. Elle est arrêtée en même temps que son époux. Emprisonnée d’abord à Clermont-Ferrand, elle est transférée au Fort de Romainville, en région parisienne. Le 27 juillet 1944, elle est déportée au camp de Ravensbrück, où elle fait notamment la connaissance de Geneviève de Gaulle, nièce du général de Gaulle. Elle est libérée le 1er avril 1945 par la Croix-Rouge. Elle est d’abord transférée en Suède, avant de pouvoir rentrer en France.

Elle consacre ensuite sa vie à maintenir la mémoire de son époux, s’impliquant notamment dans la conservation de l’ancien camp de concentration de Natzweiler. Œuvrant très rapidement après la guerre pour que le camp puisse devenir un lieu de mémoire, elle devient en 1954 vice-présidente de la Commission exécutive du comité national pour l'érection et la conservation du mémorial de la déportation au Struthof, nouvellement fondée. Elle est d’ailleurs nommée conservatrice du camp. Ce sont ces fonctions qui vont l’amener à créer, en 1964, le musée du camp dans la baraque n°1.

Pauline Frère reste conservatrice du camp jusqu’à son décès, en 1989. L’importance de son action dans la préservation du camp et de la perpétuation de la mémoire a entraîné les autorités à accéder à une demande qu’elle avait émise : autoriser très exceptionnellement la dispersion de ses cendres au niveau de la fosse pour lui permettre de reposer avec celles de son époux. Aujourd’hui encore, l’action du CERD visant à préserver les collections du musée du camp est l’héritage du travail de Pauline Frère. Il est donc hautement symbolique que ces objets et documents puissent rejoindre les collections du Centre européen du résistant déporté.

                                                                                                         
                                                                                                         Pauline Frère lors d’une cérémonie (Collections CERD).

Texte intégral de la lettre :

Le 25 mai 1945. Ma chère Maman. C’est dimanche dernier. Jour de Pentecôte et 2e anniversaire de notre arrestation que j’ai appris l’affreuse nouvelle de la mort de mon Grand aimé. La compagne qui s’est chargée de m’apporter la nouvelle m’a dit qu’il avait été fusillé par les Allemands. Je ne sais rien de plus, ni la date ni le lieu.
A vrai dire son silence depuis 3 semaines que j’étais en Suède me torturait tous les jours davantage. Et maintenant c’en est fait, l’irréparable a été accompli ! Est-il utile de te dire ma douleur ? Il était toute ma vie car je n’ai jamais aimé que lui et depuis 31 ans je l’ai aimé de toutes mes forces. Tu sais ce qu’il a été pour moi donc ce que je perds ! Ce que nous perdons tous car il vous aimait bien ! Je n’arrive pas à croire à mon malheur, et quand j’y crois j’essaye de rassembler mes souvenirs pour ne rien perdre de ce qui me reste de lui et mon pauvre cerveau est si fatigué que je n’y arrive pas. J’avais tout accepté, tout offert aussi généreusement que possible de ma captivité pour obtenir que le bon Dieu m’accorde son retour. J’ai presque toujours eu confiance et quand il m’arrivait de douter c’était pour espérer plus fort, peu après, le retrouver…
Ma pauvre Chère Maman si tu savais comme j’ai de la peine !…
Je voudrais rentrer ! Depuis hier et pour 15 jours je suis chez le Baron et la Baronne Von Flitz, Château de Torup, Bara. Le luxe qui m’entoure est inouï et mes hôtes sont charmants et ne savent que faire pour m’être agréables. Mon cœur est à la plus terrible épreuve qu’il soit, l’isolement, la prière et l’église seraient les meilleurs remèdes et c’est justement tout ce qui me manque. Je suis trimballée de droite à gauche. Je ne peux lui faire dire une messe ni porter son deuil. Je n’ai ni sa photo ni rien de lui. Les Allemands m’ont tout pris. Jusqu’à mes pensées. Quels bandits… Je veux me rétablir au plus tôt pour retourner en Allemagne. A mon tour je veux leur faire la guerre et me venger.
Ma santé ne s’est guère améliorée cette dernière semaine, mais néanmoins je vais considérablement mieux depuis que je suis en Suède. Je n’ai pas assez de lainage pour affronter la température de l’extérieur et c’est dommage car le parc est splendide, par ailleurs je ne suis pas encore très solide pour marcher, j’ai les jambes molles, par contre j’ai un appétit d’ogre. J’en suis gênée. Il est possible que je demande à rejoindre mes compagnes au camp. Je ne le ferai que si je me sens tout à fait solide car la vie en communauté est pénible. Depuis si longtemps que je couche sur la paille j’avoue que je n’ai plus aucune envie d’abandonner un vrai matelas, et mes compagnes couchent sur des paillasses, mais par ailleurs mon matelas me vaut un isolement pénible. Je vais tâcher d’utiliser les relations de mes hôtes pour obtenir un passage sur un avion. C’est aussi la question d’argent qui me gêne. Mes hôtes m’en offre (sic) mais je n’ai aucune idée de mes possibilités actuelles et à venir. Il est inconcevable que l’on ne puisse pas nous rapatrier. On nous fait un tableau noir de la situation alimentaire en France. J’imagine que c’est pour nous consoler de la prolongation de notre séjour ici. Je n’ai écrit à personne, je n’en ai pas le courage. Que deviennent : Tonton, les enfants, les Lhommois, Valérie, mon appartement de Paris ? Il contient mes derniers souvenirs auxquels je tiens infiniment plus qu’à ma vie. J’avais les dernières lettres de mon Grand au coffre de la BNCI de Clermont. A-t-il été ouvert par les Allemands ?
Au revoir ma chère Maman je t’embrasse de tout mon pauvre cœur meurtri, broyé, comme il est difficile de l’être davantage. Embrasse pour moi Tonton et les enfants, dis leur de prier pour lui et pour moi.

Ta grande Pauline

Veux tu m’écrire à l’adresse suivante

FRANKA - LEGATIONEN
KAK STORTORGET – 17 MALMO Suède

C’est le bureau de la Légation.